samedi 29 novembre 2008

[Présent] Mission, catéchisme et martyre

Article d'Yves Chiron - Présent - 29 novembre 2008

Le 24 novembre dernier, à Nagasaki, 188 chrétiens morts en martyr au Japon entre 1603 et 1639 ont été béatifiés par le cardinal José Saraiva Martins, préfet émérite de la Congrégation pour les causes des saints. Ils rejoignent les centaines de fidèles, missionnaires ou japonais, morts pour la foi au Japon et déjà béatifiés ou canonisés.

C’est en 1627 que les premiers chrétiens morts en martyr au Japon ont été portés sur les autels : trente ans après leur crucifixion à Nagasaki, le franciscain Pierre-Baptiste Blasquez, le jésuite Paul Miki et vingt-quatre autres religieux et laïcs étaient proclamés bienheureux par le pape Urbain VIII. Ils seront canonisés par Pie IX le 9 juin 1862.

Si l’on examine les centaines de béatifications qui ont suivi, sous Pie IX, sous Jean-Paul II et celles d’il y a quelques jours, on relève un nombre très important de laïcs. Parmi les béatifiés du 24 novembre, on compte vingt-huit couples, qui ont été mis à mort ensemble, in odium fidei. On relève même des familles entières. Par exemple, cette famille de Kyoto, Jean Hashimoto Tahyoe, son épouse Thecla et leurs cinq enfants (Catherine 13 ans, Thomas 12 ans, François 8 ans, Pierre 6 ans et Louise 3 ans), mis à mort le 6 octobre 1619.

Cet héroïsme dans la foi, jusqu’à l’acceptation de la mort, suscite bien sûr l’admiration. Il est aussi le fruit des méthodes missionnaires. Après l’apostolat de saint François-Xavier, dans les années 1550, l’autre grand évangélisateur du Japon fut Alexandre Valignano qui était Visiteur de tous les missionnaires jésuites en Asie. Il a effectué de longs séjours au Japon, entre 1578 à 1601. Son activité missionnaire a pris trois directions. Une certaine adaptation aux mœurs et coutumes japonaises : par exemple, accepter « les lois et coutumes japonaises quand elles ne sont pas contraires à la loi divine » ou porter des vêtements de soie plutôt que de coton. Deuxièmement, enseigner un catéchisme solide, « gage de persévérance » écrivait-il. Troisièmement, former une élite chrétienne japonaise et un clergé japonais : le premier séminaire sera ouvert en 1580, le premier prêtre japonais sera ordonné en 1601.

La « méthode catéchétique » de Valignano

Dans la Relation missionnaire qu’il a rédigée en 1583, Valignano a exposé la « méthode catéchétique » employée par ses missionnaires et par lui-même :

« La méthode à suivre dans toutes les conversions est d’enseigner très bien le catéchisme. On l’explique en général en sept leçons. On montre les erreurs et la fausseté des “sectes“, l’existence d’un seul Dieu qui donne aux âmes récompenses et châtiments ; on prouve aussi que l’âme est immortelle ; on traite de la venue de Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ et de toute la doctrine essentielle de notre sainte loi. Ceux qui se décident à devenir chrétiens écrivent alors en leur langue le Credo, le Pater noster et l’Ave Maria, les commandements et d’autres prières, et ils les illustrent avec beaucoup de soin, car ils aiment tous faire cela. En général, après ces premiers enseignements, ceux qui deviennent chrétiens s’écartent entièrement du culte des idoles, et concluent par raison qu’il s’agit de fausses sectes. Mais comme ils sont ignorants et à peine initiés à notre foi, ils ne deviennent des chrétiens bons et dévots qu’avec le temps et une longue formation. »

Le jésuite qui a édité, en 1990, cette Relation missionnaire, a pris, dans son commentaire, le contre-pied de son prédécesseur et rejette sa méthode catéchétique : « Inutile de dire, écrit le P. Bésineau, qu’aujourd’hui la démarche serait plutôt inverse, à moins que l’on ne dégage de la doctrine des “sectes“, d’autrefois et d’aujourd’hui, ce qu’elle recèle de positif et de “naturellement chrétien“. »

Cette acculturation extrême, et doctrinalement périlleuse, risque de remettre toujours à plus tard l’ « annonce » de la foi et le « témoignage » remplace l’enseignement.

Le P. Valignano, lui, pensait que « si quelqu’un les forme, [les catéchumènes] ne tardent pas à être bons ; ils sont tous en effet doués, intelligents et très avides d’apprendre, de venir aux messes, sermons, cérémonies, de se confesser et de recevoir, quand on le leur permet, le Très Saint sacrement ; ils se forment vite quand il y a des ouvriers et deviennent excellents. »

Les milliers de martyrs au Japon, entre 1596 et 1640, témoignent aussi du bon travail des « ouvriers » de l’Evangile.

Yves CHIRON

samedi 22 novembre 2008

[Présent] L'Eglise et les dons d'organes

Article d'Yves Chiron dans Présent - 22 novembre 2008

En recevant dernièrement les participants à un congrès organisé par l’Académie pontificale pour la vie, Benoît XVI a rappelé que l’Eglise n’est pas opposée aux dons d’organes : « l’acte d’amour que l’on exprime par le don de ses organes vitaux reste un véritable témoignage de charité qui sait regarder au-delà de la mort pour que la vie l’emporte toujours ».

Mais son discours contient une mise en garde et une interrogation qu’on ne saurait négliger.

La mise en garde vise la marchandisation des organes. « Le corps ne pourra jamais être considéré comme un simple objet », le prélèvement d’organes ne peut être « un acte forcé », il doit faire l’objet d’un « consensus informé ».

L’interrogation est tout aussi importante. Le Pape juge « nécessaire de lever les préjugés et les malentendus, de dissiper les méfiances et les peurs pour les remplacer par des certitudes et des garanties ». La « méfiance » et la « peur » qu’évoque Benoît XVI ont notamment trait à la constatation de la mort.

Pie XII, le premier, avait donné le jugement de l’Eglise sur ces sujets : le 30 septembre 1954, dans une allocution au VIIIe Congrès de l’Association médicale internationale, puis, plus longuement, dans une allocution à l’Association italienne des donneurs de la cornée, le 13 mai 1956. À cette époque, le don d’organes en était à ses débuts. Dans le deuxième document cité, le Pape avait donné une « orientation » très développée qui considérait la question selon différents aspects (médical, juridique, moral et religieux).

Pour résumer l’enseignement de Pie XII sur le sujet, on peut relever plusieurs points. Enlever un organe à un défunt pour secourir un vivant n’est pas une atteinte à un bien ni la privation d’un droit, car « le cadavre n’est plus, au sens propre du mot, un sujet de droit, car il est privé de la personnalité qui, seule, peut être sujet de droit ». Pour autant, les proches du défunt, les membres de sa famille en premier lieu, ont des droits et des devoirs, et donc, de ce premier point de vue, les transplantations d’organes peuvent « ne pas être irréprochables et même être directement immorales ». Par exemple si elles sont faites sans l’accord de la famille ou contre la volonté exprimée par le défunt.

Deuxième aspect envisagé par Pie XII : le cadavre ne peut être réduit à une « chose ». « Le corps était la demeure d’une âme spirituelle et immortelle, partie constitutive essentielle d’une personne humaine dont il partageait la dignité ». Ce corps mort est destiné à la résurrection et à la vie éternelle. Donc « il ne suffit pas d’envisager des “fins thérapeutiques“ pour juger et traiter convenablement le corps humain ».

Troisièmement, le don d’organes ne peut être une obligation, « un devoir ou un acte de charité obligatoire », « il faut respecter la liberté et la spontanéité des intéressés ».

Enfin, Pie XII demandait que les pouvoirs publics prennent « des mesures pour qu’un “cadavre“ ne soit pas considéré et traité comme tel avant que la mort n’ait été dûment constatée ».

C’est sur ce point précis que porte aujourd’hui l’interrogation de Benoît XVI.

Contestation du rapport de Harvard

Il y a quarante ans, le 5 août 1968, par ce qu’on a appelé la déclaration de Harvard ou le rapport de Harvard, publié dans le Journal of American Medical Association, le concept de mort encéphalique s’est imposé : la mort cérébrale (ou électro-encéphalogramme plat) devenait le signe de la mort clinique en remplacement de l’arrêt du système cardio-vasculaire. Tous les pays du monde se sont alignés sur ce concept de mort cérébrale.

L’Eglise, elle aussi, a accepté cette définition clinique de la mort. Mais, depuis une quinzaine d’années, des voix autorisées la remettent en cause. On citera, par exemple, le cardinal Meisner, archevêque de Cologne. En 1996, alors qu’une nouvelle loi sur la transplantation des organes était en discussions en Allemagne, il a fait une déclaration forte : « En l’état actuel du débat, l’identification de la mort cérébrale et de la mort de l’homme ne peut plus être soutenue d’un point de vue chrétien. L’homme ne peut pas être réduit à ses fonctions cérébrales. On ne peut pas dire que la mort cérébrale signifie la mort, ni qu’elle soit un signe de mort. »

Plus récemment, c’est en première page de l’Osservatore romano (3 sept. 2008), qu’une professeur de l’université romaine de La Sapienza, Lucetta Scaraffia, affirme que la notion de mort cérébrale est remise en cause par de nombreux scientifiques et qu’elle « entre en contradiction avec le concept de la personne de la doctrine catholique et avec les directives de l’Eglise face aux cas de comas dépassés ».

La remise en cause de la définition de la mort clinique n’est pas sans conséquence sur le don d’organes. Dans le Compendium du Catéchisme de l’Eglise Catholique, le principe défini est clair : « Pour que soit réalisé l’acte noble du don d’organes après la mort, on doit être pleinement certain de la mort réelle du donneur » (n° 476).

Yves Chiron

samedi 15 novembre 2008

[Présent] L’avenir du christianisme en Inde

Article d'Yves Chiron - Présent - 15 novembre 2008

Régulièrement, depuis des décennies, des Chrétiens, en Inde, sont victimes de persécutions violentes. La dernière vague de violences a touché l’état de l’Orissa, sur la côte est du sous-continent indien. Après l’assassinat, le 23 août dernier, d’un chef hindouiste (revendiqué, finalement, par la guérilla hindouiste), une véritable « chasse aux chrétiens » s’est engagée (cf . Présent du 23 oct. 2008). Des dizaines de chrétiens ont été tués, des milliers de maisons ont été détruites ou endommagées, des dizaines de milliers de personnes se sont réfugiées dans les forêts ou dans des camps improvisés. Nombre d’églises de la région ont été incendiées ou ont subi des destructions.

Ces violences sont apparemment le fait d’hindouistes extrémistes. Effectivement, il existe en Inde des mouvements hindouistes qui sont décidés à empêcher les conversions par tous les moyens, légaux ou violents, parce qu’elles mettent en péril, selon eux, la nation indienne. Mais les violences commises ces dernières semaines contre les Chrétiens ne sont pas le fait des seuls militants hindouistes extrémistes. Dans l’état de l’Orissa, comme dans le passé dans d’autres états indiens, une partie de la population locale s’est laissé entraîner à des actes d’une brutalité inouïe.

Faut-il ne voir là que les manifestations d’un instinct grégaire irréfléchi ? Ou l’intolérance religieuse est-elle au cœur de l’hindouisme ? Catherine Clémentin-Ojha, une sociologue française, diplômée d’hindi et de sanscrit, docteur en ethnologie, qui séjourne fréquemment en Inde, explique, dans un livre, comment et pourquoi le christianisme reste en Inde la religion d’une minorité, le plus souvent mal acceptée.

Elle rappelle qu’en Inde, le christianisme présente plusieurs caractéristiques. Il est très minoritaire : ce pays de plus d’un milliard d’habitants ne compte que 3 % de chrétiens. Le christianisme est socialement marqué : 60 % des Chrétiens sont d’origine « intouchable ». Il est très diversifié : non seulement, il y a des catholiques et les confessions protestantes les plus diverses, mais chez les catholiques coexistent des rites différents. Les Chrétiens du Kerala, au sud-ouest de la péninsule, ont été évangélisés, selon la tradition, par l’apôtre saint Thomas catholiques et sont de rite syro-malabare ; dans d’autres régions de l’Inde, le catholicisme remonte aux missionnaires portugais du XVIe siècle et sera de rite latin. Enfin, à la différence d’autres minorités religieuses (sikhs ou musulmans), les chrétiens indiens ne se caractérisent ni par une langue particulière, ni par une façon particulière de se vêtir, ni par une culture chrétienne spécifique (hormis les lieux de culte, imités des églises occidentales).

Castes et ordre social

Au-delà des croyances, évidemment incompatibles, chrétiens et hindous ont des conceptions radicalement différentes de la société. Ce ne sont pas seulement les hindouistes extrémistes qui sont hostiles aux conversions et au prosélytisme, mais l’ensemble des hindous. On est hindou par sa naissance et l’on ne peut se convertir à l’hindouisme. « Du point de vue hindou, dit Catherine Clémentin-Ojha, se convertir c’est ne plus pouvoir suivre les règles du groupe, mettre en danger la pureté de celui-ci et se mettre soi-même au ban de son groupe […] la conversion est la contraction d’une souillure ».

Du point de vue hindou, cette souillure pourra être effacée par des rites de purification, ce que les chrétiens considèreront comme une apostasie.

Si l’on se réfère à la très longue Constitution indienne – 395 articles –, on constate qu’elle interdit toute discrimination fondée sur la religion (art. 15), assure la liberté de conscience et même le droit de propager sa religion (art. 25) mais elle réduit les non-hindous au statut de minorité.

En outre, plusieurs états de l’Inde ont voté des lois pour contrôler voire empêcher les conversions. Catherine Clémentin-Ojha fait remarquer : « Ces lois interdisent l’exercice plein du droit garanti par la Constitution. Celui qui veut se convertir et vit dans un Etat dans lequel une telle loi a été votée est obligé d’aller se déclarer auprès d’un fonctionnaire pour faire connaître son intention. Il subira un interrogatoire pour savoir s’il fait cette démarche de son plein gré. En général, les gens qui se convertissent sont des gens de très basse caste, des tribaux, qui sont le plus souvent peu instruits ; on voit bien que ces mesures sont destinées à les décourager et donc à ralentir le processus ».

Les persécutions violentes contre les Chrétiens ne sont donc pas seulement le fait d’un extrémisme religieux hindou, elle sont l’expression paroxystique d’une volonté, inscrite dans la Constitution indienne, de limiter les minorités.

Yves Chiron

--------------------

Catherine Clémentin-Ojha, Les Chrétiens de l’Inde. Entre castes et Eglises, Albin Michel, 298 pages. Cf. aussi le long entretien qu’elle a accordé au site suisse Religioscope.

samedi 8 novembre 2008

[l'Homme Nouveau] Frère Roger, un personnage enigmatique

L’Homme nouveau, n° 1432, 8 novembre 2008
Propos recueillis par Philippe Maxence
Loin des légendes, la biographie historique de Frère Roger par Yves Chiron s’appuie sur des archives, des rencontres de témoins privilégiés qui la rendent à la fois crédible et digne d’intérêt. Portrait insolite du fondateur de Taizé devenu « formellement catholique ».

Vous avez publié récemment une biographie de Frère Roger, qui renouvelle profondément le sujet et qui semble avoir été un peu occultée. Est-ce votre sentiment ?
Ce livre sur Frère Roger est la première biographie historique qui lui soit consacrée. Il existe de nombreux livres sur Frère Roger, mais il relève soit du témoignage soit de la « légende dorée ». J’ai voulu faire œuvre d’histoire, c’est-à-dire rechercher les documents (dans les archives) et les confronter aux témoignages que j’ai pu recueillir. D’où des investigations nombreuses dans les archives diocésaines (Lyon et Fribourg), dans les archives du Conseil Œcuménique des Eglises à Genève, et dans d’autres archives.
Cette biographie de Frère Roger a, en fait, été occultée par une grande partie de la presse. Des publications catholiques comme La Croix ou La Vie n’en ont pas parlé (juste une référence de bas de page dans le quotidien de la rue Bayard). Le Monde, qui est pourtant à l’origine du livre en quelque sorte par l’article retentissant qu’il a consacré aux premiers résultats de mes recherches sur le sujet, n’a pas parlé non plus du livre.
En revanche, des publications catholiques et plusieurs publications protestantes (notamment l’hebdomadaire Réforme) ont recensé favorablement l’ouvrage. L’accueil de certains réseaux de librairies comme les traductions en cours (Italie et Allemagne) sont réconfortants.
La question de la conversion de Frère Roger au catholicisme a rebondi cet été après un entretien accordé par le cardinal Kasper à L’Osservatore romano (15 août 2008). Vous en avez parlé à nouveau dans votre lettre d’informations religieuses (16 rue du Berry 36250 Niherne) Aletheia. Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Le cardinal Kasper avait dit au cardinal Barbarin, alors que le fondateur de Taizé était encore vivant : « Frère Roger est formellement catholique ». C’est le cardinal Barbarin qui, dans une lettre, m’a rapporté ce propos.
La Communauté de Taizé rejette le mot de « conversion » et ne veut pas être identifiée comme une communauté « catholique » ni définir l’identité religieuse de son fondateur. Dans son récent entretien à L’Osservatore romano, le cardinal Kasper évite désormais le qualificatif de « catholique ».
Pourquoi finalement son passage au catholicisme n’a pas eu la même clarté que celui de son ami Max Thurian ?
Ni chez Frère Roger ni chez Max Thurian, il n’y a eu de conversion soudaine, il y a eu, comme vous le dites un « passage », qui a été progressif. Sur des points de doctrine aussi importants que la présence réelle dans l’eucharistie, la primauté de l’ « évêque de Rome » et de son ministère d’unité ou la réalité du sacrement de la confession, il y a eu, chez les deux hommes, une évolution parallèle, même si elle a emprunté des chemins différents.
Mais si Max Thurian est allé jusqu’au bout de cette évolution spirituelle et doctrinale en devenant prêtre catholique, Frère Roger n’a pas voulu diviser la communauté dont il était le fondateur et le prieur, il a eu peur aussi de peiner ses amis protestants. Il n’a pas officialisé sa communion de foi avec l’Eglise catholique. Les autorités catholiques l’encourageaient dans ce sens.
Dans votre biographie, vous retracez notamment l’itinéraire du grand-père de frère Roger. En quoi est-ce important pour éclairer sa possible conversion au catholicisme ?
C’est un des sujets tabous de Taizé. Frère Roger a évoqué son père pasteur, la lignée de pasteurs dont est issue sa mère. Mais jamais, dans ses écrits ou ses conférences, il n’a évoqué l’itinéraire particulier de son grand-père maternel qui, né catholique, a voulu devenir prêtre, a été ordonné sous-diacre puis a quitté le séminaire au moment du concile Vatican I. Il a été ensuite un des premiers prêtres de l’Eglise vieille-catholique avant de devenir pasteur protestant. Frère Roger a accompli, en quelque sorte, le chemin inverse : par esprit de réconciliation et, peut-être, de réparation.
On s’étonne de l’attirance de Roger Schutz pour le mode de vie monastique, qui sans être totalement absent du monde protestant, est quand même très minoritaire. D’où vient ce goût pour la vie en communauté ?
La famille Schutz, qui comptait neuf enfants, était déjà une petite communauté. Frère Roger a dit lui-même que la découverte de l’histoire de Port-Royal (la communauté des religieuses mais aussi la communauté laïque des Solitaires), dès l’enfance, l’a beaucoup marqué. Puis, dans les années 30, en Suisse et en Allemagne, en France, des communautés protestantes ont commencé à voir le jour. Le jeune Roger Schutz a visité certaines d’entre elles qui l’ont influencé. Enfin, il a étudié personnellement l’histoire du premier monachisme, sa thèse de licence en théologie en témoigne.
Finalement, si Taizé est aujourd’hui mondialement connu, on sait peu de choses de sa fondation. Comment est née la Communauté de Cluny ?
Le jeune Roger Schutz a eu le projet, d’abord, d’une communauté intellectuelle. L’idéal communautaire était dans l’air du temps à la fin des années 30. Puis le projet évoluera vers une communauté plus restreinte et plus spirituelle qui, finalement, deviendra le premier « monastère protestant » en France.
Avec le Frère Roger, quels furent les fondateurs de cette nouvelle communauté ? Et qu’apportent-ils de spécifique ?
Max Thurian peut-être considéré comme le co-fondateur de Taizé. Il est étudiant en théologie pour devenir pasteur lorsqu’il rencontre le jeune Roger Schutz. Celui-ci a déjà mis sur pied un embryon de « communauté » intellectuelle. Max Thurian va lui faire découvrir le mouvement liturgique protestant « Eglise et Liturgie », qui sera si important dans l’orientation de Taizé. Thurian est aussi un intellectuel, un théologien, qui va compléter Roger Schutz plus méditatif, poète dans l’âme, moins conscient des questions et des enjeux de doctrine.
Frère Roger a-t-il exprimé une opinion particulière sur l’événement que fut le Concile Vatican II et notamment sur la réforme liturgique qui a suivi ?
Frère Roger et Frère Max ont été invités au concile Vatican II par Jean XXIII, comme « observateurs ». Ils assisteront aux quatre sessions (1962-1965). Max Thurian a collaboré à la rédaction de certains textes conciliaires. Leur présence quotidienne au concile a été une étape déterminante de leur vie comme de l’histoire de Taizé. Mais l’influence a été à double sens. La découverte du vrai visage de Rome, la rencontre quotidienne avec des cardinaux, des évêques, des théologiens de tous pays ont modifié leur compréhension du catholicisme. Et ces années passées à Rome ont, bien sûr, favorisé leur évolution vers le catholicisme.
En même temps, leur présence à Rome et leur habileté dans le « faire-savoir », ont fait connaître Taizé à tous les évêques. Dans l’esprit œcuménique qui se développait à cette époque, Frère Roger et Frère Max sont apparus comme des interlocuteurs privilégiés, voire comme des modèles.
Quant à l’évolution de la liturgie, il ne faudrait pas majorer l’influence de Taizé. Certes Max Thurian a fait partie des observateurs protestants qui ont participé aux travaux du Consilium chargé de préparer la nouvelle messe après le concile Vatican II. Mais ces observateurs protestants ne furent que six et il serait absurde de considérer qu’ils ont plus d’importance que la centaine de membres catholiques du même Consilium.
Quand la nouvelle messe a été promulguée, Max Thurian s’en est réjoui estimant que des « communautés non catholiques » pourraient la célébrer. Mais dans un autre article, moins connu, il reconnaît aussi que « la doctrine du sacrifice et celle de la présence réelle y sont encore affirmées » et que donc beaucoup de protestants ne pourront l’adopter.
La communauté de Taizé a-t-elle traversé des crises, des départs et dans quelle mesure la responsabilité de son fondateur a été alors engagée ? Qu’est-ce qui caractérise selon vous la personnalité de Frère Roger ?
Toute communauté connaît des départs, plus ou moins douloureux. Soit il s’agit de raisons personnelles, soit il s’agit de questions de fond. Taizé est toujours resté très discrète sur son histoire interne. Depuis longtemps, on ne sait pas exactement combien la communauté compte de frères.
Pour la préparation de mon livre, j’ai pu lire certains écrits d’un des premiers frères, aujourd’hui décédé, et ceux d’un ancien frère, qui a passé vingt-deux ans da la communauté. La figure de Frère Roger qui se dégage est assez différente de l’image publique qu’il donnait, mais cela est vrai , sans doute, de tous les fondateurs de communauté. Un mélange de douceur – un côté « maternel » – et d’autoritarisme, un souci de la préséance qui peuvent susciter des conflits voire des rancœurs.
Quelle vision précise de l’œcuménisme avait Frère Roger ?
Cette vision a évolué avec le temps. Très tôt, il y a l’idée d’une « Eglise indivise » (qui lui vient du mouvement « Eglise et Liturgie »), une Eglise dont l’Eglise catholique ne serait qu’une des branches. Après le concile Vatican II, dès la fin des années 60, Frère Roger va multiplier les déclarations sur « l’indispensable ministère d’unité de Pierre », un rôle fédérateur accompli par le Pape et que devraient reconnaître toutes les Eglises non catholiques. Les conséquences théologiques de la reconnaissance d’un tel ministère n’ont jamais été explicitées par Frère Roger, ni les conséquences pratiques. Mais on voit bien que, à titre personnel, le fondateur de Taizé en est arrivé à cette reconnaissance du ministère de Pierre parce qu’il a vu l’impasse des dialogues œcuméniques de son époque.
Si on connaît l’admiration qu’éprouvait Jean-Paul II pour frère Roger, on ignore davantage en milieu catholique les liens précis entre Taizé et le monde protestant officiel. Quels étaient-ils du temps de frère Roger ?
Frère Roger a plusieurs fois répété que les plus grandes difficultés lui sont toujours venues de l’Eglise réformée, son église d’origine. Chez les réformés, français ou étrangers, il y a toujours eu de l’admiration pour la communauté que frère Roger avait réussi à bâtir et l’aura qu’elle avait et de la méfiance à l’égard de ses orientations théologiques. Ils craignaient que Taizé se catholicise de plus en plus et les crises publiques ou privées n’ont pas manqué.
De son côté, Frère Roger avait la hantise de ne rompre avec personne. Après les crises ou les prises de distance avec certaines instances protestantes, il a toujours réussi à se réconcilier ou, du moins, à normaliser les relations.
Le mot d’ « ambiguïté » a été fréquemment employé, et aujourd’hui encore, à propos de Taizé. Le mot est utilisé par des protestants comme par des catholiques.
Au final, on vous connaît comme un auteur catholique plutôt traditionnel. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à ce sujet ?
J’ai rencontré l’histoire de Taizé lorsque je préparais une biographie de Paul VI, en 1993 (Paul VI a été très lié, bien avant d’être pape, avec les fondateurs de Taizé). A cette époque, j’ai visité Taizé et je suis rentré en relations épistolaires avec Max Thurian. Puis, en 2005, lors des obsèques de Jean-Paul II, la communion catholique donnée à Frère Roger par celui qui était à l’époque le cardinal Ratzinger m’a surpris, comme la plupart des cardinaux et évêques présents. D’où le début d’une enquête, d’ordre historique, sur Taizé et son fondateur. Les premiers résultats, que j’ai publiés en 2006 dans Aletheia, et que Le Monde a repris, avec un titre sensationnaliste, ont suscité une controverse qui a largement dépassé les frontières de la France. Des centaines de journaux ont découvert la « conversion » de Frère Roger. Le mot a été vivement rejeté par le Prieur actuel de Taizé. On peut employer un autre mot pour décrire son cheminement, mais il reste que le qualificatif catholique ne peut lui être dénié.
Publié dans l’Homme nouveau, n° 1432, 8 novembre 2008.
Yves Chiron, Frère Roger, Perrin, 414 pages, 21,50 euros.

[Présent] Notre-Dame du Dimanche

Présent, 8 novembre 2008

Les rares enfants de France qui apprennent encore le catéchisme traditionnel connaissent le premier des cinq commandements de l’Eglise : « Entends la Messe les dimanche et autres fêtes de précepte ». Ce commandement est la conséquence logique, chrétienne, du troisième précepte du Décalogue : « Souviens-toi de sanctifier les fêtes. »

Le gouvernement qui veut faire voter une loi pour « libéraliser » le travail le dimanche a oublié ces commandements. Les quelques rares députés de la majorité présidentielle qui expriment leur désaccord avec ce projet de loi n’osent pas se référer à ces commandements et n’osent employer le mot de « messe » ou de « Jour du Seigneur ».

Le Compendium du Catéchisme de l’Eglise catholique, promulgué par Benoît XVI et destiné aux catéchistes, aux parents ou aux chrétiens déjà instruits, rappelle ces commandements et les explicite (notamment par les réponses aux questions 432, 453 et 454). Le dimanche, « premier jour de la semaine » (Mc 16, 2), est le Jour du Seigneur, « qui, dans sa Pâque, porte à son achèvement le sabbat juif et annonce le repos éternel de l’homme en Dieu ». Le Compendium donne aussi les raisons sociales d’une « reconnaissance civile du dimanche comme jour festif » : « Pour que soit donnée à tous la possibilité effective de jouir d’un repos suffisant et d’un temps libre permettant de cultiver la vie religieuse, familiale, culturelle et sociale ; de disposer d’un temps propice à la méditation, à la réflexion, au silence et à l’étude ; de se consacrer aux bonnes œuvres, en particulier au profit des malades et des personnes âgées. »

C’est la faiblesse humaine qui a obligé Dieu, dans le Décalogue, et l’Eglise, dans ses cinq commandements, à rappeler la nécessité de sanctifier les jours consacrés au Seigneur. D’autres rappels surnaturels ont été faits par l’intermédiaire de la Vierge Marie en certaines de ses apparitions.

Sur la longue durée, il y a eu deux étapes dans la contestation des jours consacrés à Dieu. À partir de la Réforme protestante, au nom du Deo solo, on ne célèbre plus les fêtes des saints et les fêtes de la Vierge. La Vierge Marie intervient, à plusieurs reprises, maternellement. Le 25 mars 1649, en sa fête de l’Annonciation, elle se manifeste à un paysan protestant du Dauphiné qui travaille ce jour-là, bien que ce soit jour de fête chômée dans tout le royaume. Elle se manifeste par le miracle d’un osier qui saigne puis, elle reviendra, dans une apparition, pour convertir le paysan protestant. C’est l’origine du sanctuaire de Notre-Dame-de-l’Osier, près de Vinay.

« Vous serez heureux le dimanche en famille »

La deuxième étape de la contestation des jours consacrés à Dieu intervient à partir de la Révolution. Le calendrier républicain fait disparaître le dimanche en instituant des semaines de dix jours. Il ne sera en vigueur que pendant quelques années, mais la mort civile du dimanche durera tout au long du XIXe siècle ; ce n’est qu’au début du siècle suivant, en 1906, qu’une loi instituera le repos hebdomadaire dominical.

Durant tout le XIXe siècle, en France, mais aussi à l’étranger, la Vierge Marie apparaît pour rappeler l’obligation de sanctifier le dimanche. À La Salette (1846), elle déplore que « le septième jour » ne soit plus réservé à Dieu et l’habitude des blasphèmes.

À Porzus (1855), en Italie, elle apparaît à une petite fille que sa mère a envoyée ramasser de l’herbe. C’est un dimanche qui est aussi, cette année-là, fête de la Nativité de la Vierge. Notre-Dame apparaît pour transmettre un message : « On ne doit pas travailler les jours de fête ! […] Dis à tous de sanctifier le jour du Seigneur et de ne pas blasphémer, parce que en faisant cela ils offensent mon Fils et blessent mon cœur maternel. De plus je désire que soient observés les jeûnes et les vigiles. »

À Saint-Bauzille-de-la-Sylve (1873), dans le Midi viticole, autre apparition reconnue par l’Eglise, la Vierge Marie se manifeste, un dimanche encore, à un vigneron qui travaillait dans sa vigne depuis plusieurs heures. Elle vient demander de ne pas abandonner les pèlerinages locaux et, lors d’une deuxième et dernière apparition, un mois plus tard, elle a ces paroles de sollicitude maternelle :

Il ne faut pas travailler le dimanche.
Heureux celui qui croira, malheureux celui qui ne croira pas.
Il faut aller à Notre-Dame-de-Gignac en procession.
Vous serez heureux avec toute la famille.

À Saint-Bauzille, un sanctuaire a été construit sous le vocable de Notre-Dame du Dimanche.

Le rappels célestes sont simples : le dimanche est le jour du culte rendu à Dieu, du détachement des soucis et des peines de tous les jours et ainsi du bonheur de se retrouver en famille.

Yves Chiron

samedi 1 novembre 2008

[Présent] A 40 ans de la mort de saint Padre Pio

Présent, 1er novembre 2008

Les dictionnaires de noms propres, s’ils s’intéressaient à Padre Pio, pourraient faire tenir sa vie en quelques lignes : « Padre Pio (Francesco Forgione) 1887-1968, religieux capucin italien, stigmatisé pendant cinquante ans, fondateur de la Casa Sollievo della Sofferenza, un des plus modernes hôpitaux du sud de l’Italie. Canonisé par Jean-Paul II en 2002 ».

Ce serait déjà beaucoup si, entre Paderewski et Paracelse, on trouvait ces quelques informations factuelles sur Padre Pio. Bien sûr, cela ne suffirait pas à faire comprendre l’importance de Padre Pio pour l’Eglise et, au-delà de l’Eglise, pour notre monde contemporain. Quand il s’est éteint il y a quarante ans, le 23 septembre 1968, beaucoup avaient le sentiment que venait de mourir une des figures les plus extraordinaires de l’Eglise au XXe siècle. Paul VI dira plus tard à ses confrères capucins : « Voyez quelle renommée il a eue ! Quelle foule mondiale n’a-t-il pas rassemblée autour de lui ! Mais pourquoi ? Etait-il philosophe, savant ? Disposait-il de moyens énormes ? Non. Il disait humblement la messe, confessait du matin au soir et était — c’est difficile à dire — le représentant de Notre-Seigneur, marqué des plaies de notre Rédemption. Un homme de prière et de souffrance. C’est la raison pour laquelle nous lui portons une si reconnaissante affection. »

Il a souffert par l’Eglise

Cette « reconnaissante affection », l’Eglise, en certains de ses plus éminentes autorités, ne l’a pas toujours manifestée à l’égard du Padre Pio. À certaines époques, elle l’a même condamné et humilié. On peut dire que Padre Pio a souffert par l’Eglise.

Lorsque Padre Pio reçoit les stigmates du Christ, le 20 septembre 1918, les autorités du couvent furent prudentes. Ce qui est normal. Elles firent procéder à de nombreux examens médicaux. Mais Rome, à partir du pontificat de Pie XI, se fit accueillante aux adversaires de Padre Pio. Il y en eut deux principaux : le P . Gemelli, jésuite, ancien médecin, recteur de l’université catholique de Milan, ami du pape, qui sans avoir examiné le Padre Pio et après l’avoir croisé deux minutes dans les couloirs du couvent, avait rédigé un rapport concluant à l’ « hystérisme ». Il y eut aussi, Mgr Gagliardi, archevêque de Manfredonia, diocèse où se trouve le couvent de San Giovanni Rotondo, qui, lui, colporta rumeurs et calomnies. Le Saint-Siège multiplia les interventions de plus en plus rigoureuses : une délibération » du Saint-Office en 1922, une « déclaration » en 1923, un « avertissement » en 1924. L’avertissement était un décret solennel de condamnation : après enquête, était-il dit, « la surnaturalité des faits n’a pas été constatée ».

Les thèses à vernis scientifique d’un jésuite scientifique et les mauvaises intentions d’un évêque qui fut tout sauf un évêque exemplaire – il sera sanctionné plus tard – avaient suffi à convaincre le Saint-Office et le Pape. En 1931, un nouveau décret du Saint-Office retirera à Padre Pio « toutes les facultés du ministère sacerdotal, exceptées celles de célébrer la sainte messe […] en privé ».

En ces années, où Padre Pio souffrait par l’Eglise, sa vie fut « un miracle d’obéissance », selon l’expression du poète Pierre Pascal qui fut un de ses fils spirituels. Obéissance à sa vocation religieuse et à ses vœux de religion, obéissance aux ordres injustes venus de Rome et de ses supérieurs. Il obéissait, souffrait en silence et priait.

À partir de 1933, les mesures prises à l’encontre du Padre Pio furent progressivement levées après qu’une visite apostolique ordonnée par Pie XI eût rendu des conclusions favorables. Sous le pontificat de Pie XII, il n’y eut plus de restrictions au ministère de Padre Pio (messe en public, confession, direction spirituelle).

Sous le pontificat de Jean XXIII, la cupidité de certains qui convoitaient les offrandes innombrables qui affluaient à San Giovanni Rotondo et l’animosité d’un évêque, Mgr Bortignon, hostile au « charismatisme » de Padre Pio, se conjuguèrent pour aboutir à une nouvelle persécution. C’est Paul VI qui, au début de son pontificat, ordonnera que le Padre Pio puisse à nouveau exercer « son ministère sacerdotal en pleine liberté. » Il ne lui restait que cinq années à vivre.

Ce qu’un Pape fait, seul un autre pape peut le défaire. Le dicton s’est vérifié à propos d’autres interdictions (celle de la messe traditionnelle, par exemple). Dans le cas de Padre Pio, on voit bien que s’il a souffert par l’Eglise, par les décisions injustes de certains autorités ecclésiastiques, il a souffert pour l’Eglise et pour le monde. Par les souffrances des stigmates portés pendant exactement cinquante années, il a revécu, par participation, les souffrances du Christ. Cette participation à la Passion du Christ en plein XXe siècle a rappelé, et de quelle manière sensible et impressionnante, la réalité du monde surnaturel et la nécessité de la Rédemption.

Ce rappel était à l’intention d’un monde de plus en plus éloigné de Dieu mais aussi à l’intention d’une Eglise qui, en certains de ses membres enseignants, doutait de plus en plus de sa foi.

Yves CHIRON