mercredi 29 décembre 2004

[Présent] Rencontre avec Yves Chiron - propos receuillis par Rémi Fontaine

Présent du 29 décembre 2004

— Vous avez acquis au fil de votre oeuvre d’historien (tant en matière des idées politiques qu’en matière religieuse) une réputation de sérieux et d’impartialité qui dépasse largement les frontières de notre famille spirituelle. Outre une quantité impressionnante d’ouvrages de référence (biographies politiques, religieuses, hagiographies, enquêtes, dictionnaire…), vous offrez aussi à vos lecteurs des oeuvres plus intimes Ma Mère, Voyage vers Cyprien… Pouvez-vous nous résumer votre itinéraire (personnel, professionnel…) ?
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— Je suis né dans les « Cévennes blanches », un îlot catholique dans une région majoritairement protestante, plus précisément dans un village nommé Notre-Dame de la Rouvière, comme un signe de protection. J’ai passé une partie de mon enfance et de mon adolescence dans les Flandres, pensionnaire chez les Pères qui m’ont donné le goût de l’histoire, puis lycéen à Lille où un professeur de philosophie m’a fait lire, à 16 ans, saint Thomas d’Aquin, Maurras, Julien Freund et l’abbé de Nantes. Lectures inoubliables que j’ai d’abord essayé de concilier avec Nietzsche découvert passionnément, seul, l’année précédente.
Puis j’ai poursuivi des études d’histoire, d’histoire de l’art et de théologie à Aix-en-Provence, en Avignon et à Paris. Pendant mes études à la Sorbonne, j’ai commencé à travailler dans un centre d’accueil social du Secours Catholique. C’est à ce moment-là aussi que j’ai publié mes premiers livres et que j’ai commencé à collaborer à certaines publications (dont Présent). Puis, à la rentrée de 1987, j’ai quitté Paris pour le Berry où, depuis cette date, j’enseigne dans une école de la Fraternité Saint-Pie X.

— Vous êtes historien, écrivain, professeur, journaliste : comment faites-vous pour concilier tout ce travail avec votre famille nombreuse (cinq enfants adoptés) ?

— C’est une question, je dirais, de « parisien ». Je ne suis pas sollicité, comme on peut l’être à Paris ou en région parisienne, par mille conférences, manifestations, expositions, déjeuners ou dîners et autres activités militantes ou mondaines. En revanche, j’aime voyager, en France et à l’étranger, en famille. Je me rends assez souvent aussi à Paris mais c’est quasiment uniquement pour travailler à la Bibliothèque nationale ou pour emmener mes enfants dans les musées. En revanche, je refuse systématiquement toute proposition de faire des conférences. Quand je réponds à des interviews, c’est généralement par écrit, ou au téléphone si c’est pour la radio. Si on ajoute que, par tempérament personnel, j’aime me lever très tôt le matin pour travailler et, qu’en tant que professeur, j’ai autant de vacances scolaires que mes élèves, on voit que le temps libre pour le travail est considérable.
Cela dit, pour un père de famille, le travail ne peut être la seule finalité. Son devoir d’état est certes de nourrir sa famille mais aussi d’éduquer ses enfants. Mes cinq enfants me sont plus précieux que mes livres. Aussi, j’essaie de concilier travail personnel et éducation des enfants. J’ajouterai aussi que les mères de famille savent bien la part immense et irremplaçable qu’assume l’épouse dans une famille nombreuse.

— Vous vous occupez, en outre, de plusieurs associations et d’une maison d’édition…

— En 1999, j’ai créé l’Association Anthinéa, qui édite le Bulletin Charles Maurras, un bulletin trimestriel consacré à l’oeuvre de Maurras et à l’histoire de l’Action française et où sont publiés des documents inédits, des études, des témoignages et des notes critiques. Le Bulletin a son prolongement dans les Editions BCM qui ont publié un inédit de Maurras (Trois Devoirs), une bibliographie de Maurras et sur l’AF établie par Alain de Benoist et qui ont réédité le numéro spécial qu’Itinéraires avait consacré à Maurras en 1968.
En 2002, j’ai créé une autre association, l’Association Nivoit, qui a une double finalité. D’une part, diffuser auprès des couples qui souhaitent adopter un enfant à l’étranger des informations sur les conditions d’adoption dans les trois pays où mon épouse et moi avons adopté nos cinq enfants : Vietnam, Thaïlande et Lituanie). D’autre part, l’Association Nivoit a pour vocation de « contribuer à une meilleure connaissance de la culture française ». D’où le prolongement de cette double vocation de l’ association dans des Editions Nivoit, où j’ai publié le journal de nos adoptions – je tiens un journal depuis 1978 –, et d’autres livres, notamment les ouvrages écrits par Maurice Brillaud (1886-1950), un gentilhomme de l’Ouest, poète, romancier, catholique et royaliste. Son journal de la guerre de 1914-1918 est, à mon avis, un témoignage exceptionnel.

— Vous êtes donc aussi journaliste : vous collaborez régulièrement à un certain nombre de publications, à commencer par Présent (dans notre « Supplément littéraire » et dans notre page « Dieu premier servi »), et aussi à La Nef et à L’Homme nouveau. Cependant vous avez créé, il y a quelques années, une « Lettre d’informations religieuses », Aletheia. Pouvez-vous nous en donner l’esprit ?
— J’ai créé cette lettre en juillet 2000 pour répondre à un libelle qui me mettait en cause. Ce libelle se diffusait plus ou moins sous le manteau, donc sans que j’aie les moyens d’y faire un « droit de réponse ». J’ai intitulé cette lettre Aletheia (« la vérité », en grec) parce que j’ai horreur de l’hypocrisie, des rumeurs, des erreurs, des inexactitudes. Depuis, j’ai continué à publier cette lettre, sous un format modeste : quelques feuillets, quinze fois par an. Soixante-sept numéros sont parus à ce jour et un site internet vient de s’ouvrir, grâce à la bienveillance d’un webmaster. On y trouve tous les numéros parus à ce jour et d’autres choses encore.
Dans Aletheia, je donne des analyses et des informations, sans exclusive (même si cela m’a valu quelques ennuis), dans une volonté de fidélité à l’enseignement traditionnel de l’Eglise.
Il y a des revues d’informations religieuses plus développées et plus utiles d’un certain point de vue : DICI (de la FSSPX), Vatican Information Service (le bulletin quotidien du Saint-Siège), d’autres encore, tel le bulletin, quotidien aussi, de l’agence romaine Zenit. Il y a des revues d’analyse et de doctrine, indispensables. Aletheia n’a la prétention que d’être ce que Madiran avait appelé jadis un « voltigeur ». Aletheia ne prétend pas exprimer, à elle seule, toute la vérité. Qui peut y prétendre d’ailleurs ? Les voltigeurs ne mènent ni ne gagnent les batailles mais ils peuvent être utiles dans leur service d’exploration et de signalement.
— Comment vous situez-vous dans la crise de l’Eglise ?
— Vaste question et, en même temps, quel intérêt peut avoir ma « position » ? Il importe plus d’écouter et de lire Jean Madiran, l’abbé Claude Barthe, l’abbé de Tanoüarn, Mgr Fellay, Dom Gérard, et d’autres aussi. Et, en même temps, être toujours attentif à ce que dit vraiment Jean-Paul II.
Dans l’analyse de la crise de l’Eglise – qui a commencé il y a environ un demi-siècle maintenant –, je suis particulièrement sensible à la durée et à l’espace. La considération sur la durée est double. D’abord, la crise de l’Eglise n’a pas commencé avec le concile Vatican II. Elle lui est bien antérieure, le concile a été, je crois, ce qu’on appelle en photographie, un « révélateur ». Ensuite, cette crise n’est pas statique. L’Eglise, aussi bien en France que dans le monde, n’est pas aujourd’hui dans l’état où elle était en 1978, à la mort de Paul VI. Sur certains points, il y a eu aggravation, sur d’autres il y a eu restauration. Il y a eu, il y a et il y aura des actes de restauration doctrinale venus de Rome, il y a des foyers de résistance et de restauration qui ont surgi et qui rayonnent, il y a eu et il y aura des prises de conscience (dans le clergé diocésain et chez certains évêques). Relever ces signes est un devoir d’honnêteté mais c’est aussi un acte d’espérance, même si tant reste à faire.
Quant à la considération sur l’espace, je regrette le « nombrilisme » de certaines analyses françaises. La situation de l’Eglise en France n’est pas celle de l’Eglise dans le monde, ni même celle que connaissent les autres pays d’Europe. Par exemple, une question aussi vitale que celle de la messe, de la réforme liturgique et de son application ne se pose pas de la même manière dans une paroisse de Saigon, pieuse, surveillée par la police, parfois persécutée, et dans une « célébration » désacralisée comme on en voit trop en France.
Concrètement, donc, face à la crise de l’Eglise, je cherche à capter la lumière comme je le peux et à quelque endroit où j’en aperçois un rayon. Toutes les querelles de chapelles, un jour ou l’autre, apparaissent comme ridiculement disproportionnées. Et aussi, pour reprendre l’expression de Jean Madiran, qui vient de Péguy : « Quand il y a une éclipse, tout le monde est à l’ombre. » Madiran ajoute : « Même ceux qui ne prennent pas l’ombre pour la lumière. Ils ont raison de n’être pas dupes. Mais ils ne sont pas assurés, dans l’ombre, de bien discerner le chemin. »

— Et sur le plan politique ?

— Je n’ai jamais été un militant. Je n’ai jamais partagé les espérances mises par certains dans le combat électoral, même si j’y ai été attentif. Les forces à combattre ne sont pas seulement des hommes et des partis mais une mentalité, des préjugés, des esprits déformés, une nomenklatura puissante qui tient l’opinion et l’« oriente ». A vue humaine, sur le plan temporel et social, la situation n’a jamais été aussi grave. La dissociation, les « autoroutes du mal », pour reprendre l’expression de Jean-Paul II, l’inculture, n’ont jamais créé autant de ravages dans la société et dans la vie de chacun.
La réponse politique à cette situation passe, selon moi, par trois choses : un combat culturel, une résistance de « bastions » (à commencer par nos familles) et une espérance. Cette espérance, je la vois incarnée dans le prince Jean de France, qui oeuvre, concrètement, « au bien de la France », en prince profondément chrétien et unificateur, actif mais dans l’attente de l’heure que Dieu voudra.

— Quelles sont parmi vos oeuvres celles qui vous tiennent le plus à coeur et pourquoi ?

— Curieusement, deux des livres auxquels je tiens le plus sont deux livres que je n’aurais jamais pensé à écrire. L’un, la biographie du Padre Pio, que mon éditeur d’alors, le regretté François-Xavier de Vivie, m’a suggéré d’écrire alors qu’il existait déjà tant de livres sur le sujet. L’autre, la biographie du Père Eugène de Villeurbanne, écrite à la demande des Capucins de Morgon, alors que là, au contraire, rien n’avait été écrit sur le sujet. Le destin de ces deux livres a été fort différent, à tous points de vue. Dans un cas, le livre a connu de multiples éditions et traductions. Dans l’autre cas, à défaut de la reconnaissance des commanditaires, il me reste le souvenir d’un énorme travail dans les archives et une grande admiration pour ce « résistant », humble et pauvre, que fut le Père Eugène, très lié à Dom Gérard. Un jour, les autorités romaines de l’ordre capucin rendront justice à ce saint religieux qu’ils ont expulsé à cause de sa fidélité à la règle capucine !
Mes livres les plus personnels restent ceux que j’ai écrits sur l’adoption de nos cinq enfants et sur la mort de ma mère, en 1963. Ce sont des oeuvres de mémoire et d’amour, alors que mes livres d’histoire sont des oeuvres d’imagination, c’est-à-dire non d’invention mais de reconstruction du passé à partir de matériaux multiples.

— Sur quels autres projets travaillez-vous actuellement ?

— Depuis plusieurs années, je prépare une biographie de Katharina Tangari (1906-1989), qui a connu les prisons alliées en Italie puis les prisons communistes en Tchécoslovaquie, qui a été une fille spirituelle du Padre Pio et une grande bienfaitrice de la FSSPX, et qui fut surtout une âme de prière étonnante, soumise à la Providence.
L’autre chantier en cours, qui lui aussi devra être mené à terme cette année, est une « Enquête sur les conclaves ».

— Un mot aux lecteurs de Présent ?
— En 2005, cela fera vingt ans que je collabore à Présent. Je suis un collaborateur fidèle mais extérieur. À Présent, je crois être un peu le parent éloigné de province ; avec ce que cela implique, de ma part, à la fois de distance et d’affection.
Est-ce que si Présent n’existait pas, il manquerait à la famille « catholique et française » ? Oui, bien sûr. Ceux qui pensent le contraire sont ceux qui ne lisent pas régulièrement Présent. Et j’en connais beaucoup de ces lecteurs irréguliers, passés ou occasionnels. Ils ont une fausse idée de Présent. Ils passent à côté de l’encadré quasi quotidien de Madiran, ils ne savent plus ou ils ne savent pas qu’ils passent à côté de ce qui est l’équivalent, pour notre temps, des articles quotidiens de Veuillot à L’Univers et de Maurras à L’Action française. Je donnerais volontiers tout un mois du Figaro (même quand on y parle en bien de mes livres) pour un article de Madiran.
Je pourrais citer tous les collaborateurs de Présent et dire ce que je pense être leurs qualités et leurs défauts. Mais aussitôt, et à juste titre, d’autres lecteurs pourraient m’opposer des jugements différents. Je citerai simplement, comme un souvenir inoubliable de lecture, l’article que Caroline Parmentier avait consacré, il y a plusieurs années déjà, au film Le Huitième Jour.
Je crois que ce qu’on attend d’un journal comme Présent, ce n’est pas qu’il livre les informations qu’on trouvera ailleurs, mais qu’il livre des analyses et des jugements qu’on ne lira pas ailleurs. Une analyse « catholique et française » et une réaction au quotidien. C’est en cela que Présent est irremplaçable et unique en son genre.

Propos recueillis par Rémi Fontaine

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[Coordonnées]
Association Anthinéa et Bulletin Charles Maurras (24 euros l’abonnement d’un an) : 16, rue du Berry, 36250 Niherne.
Association Nivoit et Editions Nivoit : 5, rue du Berry, 36250 Niherne.
Aletheia (15 numéros par an) : abonnement libre au 16, rue du Berry, 36250 Niherne ; disponible aussi sur le site www.aletheia.free.fr